Charles Baudelaire : L'Invitation au Voyage

par

Thomas Hilberer



Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur / D'aller là-bas vivre ensemble : rêve de bonheur donc, d'évasion dans un pays d'amour, où tout n'est qu'ordre et beauté, / Luxe, calme, et volupté.

Ordre et volupté ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une antithèse ? Et ces traîtres yeux / Brillant à travers leurs larmes - ne s'attendrait-on pas plutôt à quelque œil qui par sa franchise étonne, comme dans Parfum exotique ?

Là-bas, que y a-t-il ? Des meubles luisants ! Rêve bourgeois, rêve d'Emma Bovary pour qui toutes les fièvres de la chair ne se séparaient pas d'un boudoir à stores de soie avec un tapis bien épais (I, 9). Rêve ou anti-rêve ? Ironie peut-être : Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d'un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier, lit-on dans la version de notre poème en prose (Le Spleen de Paris, 18) ?

Rêve de toute façon qui porte sa propre négation en soi : aimer et mourir, et rêve qui, par conséquent, prend fin par l'évocation des soleils couchants qui revêtent les champs de la couleur du sang d'Hyacinthe, éphèbe chéri d'Apollon, et tué par mégarde par lui.

Là-bas vivre ensemble ? Aimer et mourir / Au pays qui te ressemble ! Ce « pays de Cocagne », si souvent évoqué par des interprètes séduits par la musicalité fallacieuse de ces vers, n'est que le pays de la mort. L'évasion dans un bonheur ici-bas se révèle impossible.

Le voyage auquel le Je de notre poème invite, c'est celui de la toute dernière pièce des Fleurs du Mal : 126. Le Voyage, dans le cycle La Mort : O mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre ! Et là-bas s'avère désigner le Hadès, pays qui te ressemble - ma sœur - la Mort.

Pourtant, tout n'est pas perdu ! Car le mot voyage peut se lire comme désignant le poème, ce poème, et l'invitation se réfère à sa lecture : qui présente, surtout effectuée à haute voix, une évasion bien réalisable dans le bonheur de la poésie. C'est dans la poésie que l'ordre (des phonèmes et des groupes rythmiques) crée la beauté et par là, la volupté.

Ainsi, L'invitation au Voyage reste un des plus beaux poèmes d'amour qui soit, non pas d'amour pour un toi humain, mais de la poésie pour elle-même.

Tübinger Lektürekurs

© Thomas Hilberer, thomas@hilberer.de; 21.09.2007 16:28:05.